• Brève introduction au fonctionnement de la justice française (pour les nuls)

    « Ce n’est pas à un spectacle de théâtre que vous allez assister, mais plutôt à la divulgation de dures réalités. Ce sont des vérités qui fâchent. Il y a quelques années, je me trouvais dans la même posture que vous qui êtes assis dans la salle, et je m’imaginais vivre dans la réalité rassurante que nous vendent tous les jours les médias marchands aux ordres — aux ordres, parce que c’est toujours celui qui paie les violons qui choisit la musique —, mais ce n’est là qu’une réalité factice, un décor de théâtre, pour qu’on se tienne tous tranquilles.

    « Le monde est une scène », écrivait Shakespeare. Sur la scène de nos vies se joue tous les jours une véritable tragédie, dont nous ne sommes plus vraiment les acteurs mais plutôt les victimes, d’autant que le texte en est écrit par avance et en coulisses. Ces coulisses de notre réalité je les connais pour être le fils de l’un des individus qui s’y agitent et ont tout pouvoir sur ce qui se passe sur la scène de nos vies.

    Dans ces coulisses, mon père m’y a entraîné beaucoup plus loin que je ne l’aurais souhaité, alors que je n’en demandais pas tant ! Ces coulisses, je vais vous dévoiler ce qui s’y passe. Et, paradoxalement, ça se passera sur une scène. Ce soir je vous y guide. Suivez-moi, je connais le chemin. Et, quand le rideau sera tombé, vous serez les seuls juges.

    Avec tout ce que j’ai vu, entendu, vécu, j’ai assez rapidement fini par me rendre compte qu’en France ce n’est pas à une magistrature que nous avions affaire, mais bien à une véritable pourristrature. Avant de démasquer plus avant notre système judiciaire corrompu, je tenais d’abord à me présenter brièvement. Après tout, qui c’est celui-là pour nous raconter tout cela ?…

    Je m’appelle Charles-Louis Roche, j’ai trente ans, je suis juriste de formation et ancien de Sciences-Po Toulouse, ce que je vous précise non pas pour me goberger — d’autant qu’il n’y a vraiment pas de quoi à une époque où nous subissons tous les méfaits de la technocratie ! — mais simplement pour que vous sachiez que, quand je vais vous parler de ce qui se passe dans les coulisses de la technocratie en général, et du monde judiciaire en particulier, je sais exactement de quoi je parle.

    La raison pour laquelle j’ai embrassé cette double voie politique et juridique — qui sont un peu les deux impostures sur lesquelles repose notre société du mensonge —, c’était afin d’être doté de l’arsenal intellectuel qui permet de ne pas être largué quand on s’aventure dans ce genre de territoire. Enfin, à l’heure actuelle, je suis chef de projet dans un cabinet de courtage du secteur financier — ce qui n’a strictement rien à voir avec ma présence ici ce soir.

    Je vais aussi vous présenter ma sœur, Diane, qui a vingt-cinq ans, est aussi juriste et ambiance ce spectacle de la régie. Elle se bat à mes côtés depuis des années pour déterminer enfin la vérité sur la mort de papa, puisque nous sommes tous les deux les enfants de Pierre Roche, un magistrat très haut gradé puisqu’il était président de chambre de cour d’appel.

    Notre père a été assassiné en février 2003, à la suite de sa compromission avec les forces qui sont derrière l’affaire Allègre de Toulouse — ce que je vais vous détailler davantage. Nous allons commencer par une entrée en matière générale. Puis nous passerons du général au particulier.

    Tous les sondages de ces dernières années sont formels : nous sommes un minimum de 70 % à ne plus avoir la moindre confiance dans la justice de notre pays — suivant l’expression consacrée —, 70 % d’entre nous ont donc fini par se douter qu’il y avait décidément quelque chose de pourri dans notre magistrature — et encore la plupart ne connaissent-ils que la face visible de cet iceberg.

    Moi, notre justice, je la connais beaucoup trop, et par expérience personnelle, pour avoir encore une quelconque confiance en elle. Et, quand on voit ce qu’on voit et quand on sait ce qu’on sait, ce n’est pas étonnant de penser ce qu’on pense…

    Pis encore, alors que, dans un État de droit, seuls les criminels doivent avoir quoi que ce soit à redouter du système judiciaire — encore heureux —, l’un de ces sondages va jusqu’à préciser que cette même écrasante majorité de nos concitoyens redoute — et à juste titre ! — de se retrouver un jour face à un juge, qui est donc clairement identifié et reconnu comme une menace, alors que nous ne sommes certainement pas 70 % de criminels.

    Mais cela vient du fait que nous avons tous senti — au bas mot, mais il y a aussi ceux qui savent — que sous les oripeaux des juges se cache une nouvelle caste d’inquisiteurs, qui se sont retranchés derrière un nouvel obscurantisme.

    Il y a d’abord une transposition complète du modèle de l’inquisition moyenâgeuse — je ne suis pas sûr que « modèle » soit le mot adapté, ce serait plutôt un antimodèle… — dans notre système judiciaire actuel, qui d’ailleurs est inquisitoire. Ils ont déjà avoué ! En effet, dans les deux cas, vous êtes persécutable à volonté — pour des raisons qui la plupart du temps vous échappent complétement — par un frustré en robe, robe destinée à vous impressionner, armé dans un cas de la Bible et de l’autre du Code pénal.

    L’inquisiteur vous saoule de latin ; le juge va vous assommer de jargon juridique inintelligible, dans lequel il y a d’ailleurs beaucoup de latin, qui n’est là que pour vous perdre dans ce qu’on est en train de faire de vos vies.

    L’inquisiteur peut vous soumettre à la question ; le juge, lui, appelle ça une garde à vue. Dans les deux cas, vous allez être maltraité par des soudards qui vont tenter de vous extorquer une confession — toujours ce vocabulaire religieux —, ce doit être ce qu’on appelle le sévice public.

    Surtout, le juge comme l’inquisiteur disposent tous deux du pouvoir — ah, le pouvoir ! le mot est lâché, ils n’ont que ça à l’esprit — à la fois de ne pas avoir besoin du moindre prétexte pour envoyer n’importe quel malheureux au bûcher pour hérésie et, en sens inverse, celui d’absoudre de leurs péchés les pires ordures, même quand on les a prises la main dans le sac.

    Ainsi mon père ne s’est-il jamais gêné tout au long de sa carrière pour créer les pires emmerdements aux gens qu’il avait dans le nez et pour voler au secours des criminels, y compris dans des affaires où il y avait mort d’homme. Et voilà comment le pouvoir judiciaire, qui est censé rendre la justice, a été délégué — en droit, nous sommes censés l’avoir délégué mais j’ai l’impression qu’on ne nous a pas demandé notre avis — pour servir.

    Le voilà travesti par les hommes en robe en instrument de domination accaparé pour asservir et prendre le contrôle de nos vies. Cela, alors qu’en démocratie le pouvoir judiciaire n’appartient qu’au peuple, qui est seul souverain ; au peuple, auquel il a été confisqué par une caste de gens indignes, qui avec toute leur morgue se comportent comme s’ils étaient nos maîtres, alors qu’ils ne sont que nos serviteurs — et payés avec notre argent encore.

    J’ajoute que, sur le plan constitutionnel, les juges ne disposent pas de la moindre parcelle de légitimité, puisqu’ils se permettent d’exercer un pouvoir alors qu’ils n’en ont été investis par aucune élection, et tout cela hors de tout contrôle populaire et sans la moindre espèce de responsabilité.

    La responsabilité est un terme dont il faut que je vous parle davantage. Dans notre État de droit, nous sommes tous responsables de nos actes. Cela va de soi et est parfaitement normal. Tous, sauf les enfants, sauf les fous et sauf… les juges.

    Pour prendre un exemple édifiant, si vous pensez au cas d’un chirurgien — qui sauve des vies au lieu de les briser — qui commettrait au bout de la centième opération une erreur sur la table d’opération, en toute bonne foi — chaque opération chirurgicale comporte un aléa, cela finit donc tôt ou tard par arriver —, et se retrouve avec un cadavre sur les bras. La personne n’était pas sauvable ou un mauvais choix thérapeutique a été effectué, en toute bonne foi. Le chirurgien va se retrouver devant un tribunal, où sa faute va être présumée, et il va être condamné à des dommages et intérêts qui vont le mettre sur la paille.

    À côté de cela vous avez le petit juge Burgaud à Outreau — je prends un exemple entre mille, un des plus connus, mais je connais un paquet de victimes de dysfonctionnements judiciaires qui ont été aussi maltraitées par des juges moins connus que Burgaud. Voilà en tout cas un juge qui peut envoyer derrière les barreaux treize innocents, que rien n’accuse dans son dossier — qui est une véritable aberration surréaliste —, brisant leur vie professionnelle et familiale, ainsi que celle de leurs familles par la même occasion, et causant même un suicide.

    Pour ces résultats mirobolants dans cette affaire, il a été récompensé par une promotion au parquet antiterroriste de Paris, où sa capacité de nuisance se trouve décuplée. Cette année-là, il a même touché la prime d’efficacité du ministère, qui l’a distingué pour l’efficacité que confère le caractère expéditif de ses instructions, de +8 % sur ses émoluments qui étaient déjà copieux. À ce compte-là, la justice chinoise pourrait toucher des primes d’efficacité encore plus élevées, puisqu’on vous tue directement…

    Je pense que tout pouvoir implique une grande responsabilité, ne serait-ce que pour le rééquilibrer. Le juge Burgaud continue à nous juger tous les jours. Mais je crois que le temps n’est pas loin où ce sera enfin au tour des juges de goûter à leur propre soupe à la grimace et de rendre compte de leurs actes à leur tour devant un tribunal populaire. D’ailleurs, nous commençons cela ce soir, avec vous dans le rôle du jury. C’est enfin à vous de juger ceux qui vous jugent, et vous allez juger sur pièces, puisque finie la théorie : nous passons à un cas pratique.

    Comme nous n’avons pas le temps d’étudier la vie et l’œuvre des sept mille magistrats français — c’est dommage car il y a pas mal de cas intéressants ! —, je vous propose de procéder par échantillonnage et de nous intéresser au cas de mon père et de sa clique — un cas d’autant plus exemplaire de la pathologie du système que papa était très haut placé. Il sera donc notre point d’entrée dans ces milieux très fermés pour découvrir ce que cachent tous ces voiles de présentabilité et de respectabilité que l’on n’a de cesse de nous brandir, comme pour se cacher derrière à la moindre occasion.

    La magistrature est un des fromages de notre république, et c’est un fromage qui pue. En tout cas, moi, je ne peux plus le sentir. Avec le cas de papa, nous allons analyser un échantillon prélevé au cœur de la meule. C’est aux fruits que l’on reconnaît l’arbre, a-t-on coutume de dire. Papa était placé sur l’une de ses plus hautes branches. Nul doute donc que son ??10.45 va nous permettre de découvrir la véritable nature de l’arbre qui donne de tels fruits. Je vais vous synthétiser ce que je sais, par ordre chronologique.

    Dans un premier temps, je vous expliquerai comment papa est entré dans la magistrature et ce qu’il y a fait, avant d’en venir dans un deuxième temps à un pan complétement surréaliste de la réalité qui nous entoure, que ma sœur et moi-même n’avons découvert que ces dernières années et qui est directement lié à son implication dans les coulisses de l’affaire Alègre et devait mener à son assassinat. Commençons par le commencement. Je vous propose de prendre le mal à la racine, en étudiant les origines du mal.

    N’épousez jamais un juge ! C’est là le premier conseil qu’aurait dû suivre ma mère. Je vais vous planter le décor. Il était une fois, dans un milieu bourgeois de province, une jolie jeune fille à marier, ma future mère.

    Mon grand-père, âgé, avait un cabinet d’expertise automobile à Béziers, dans l’Hérault, où il établissait la cote des experts pour l'Auto-Journal, et, surtout, il avait un carnet d’adresses rempli à craquer de ??11.55 de cognac, de havanes, y compris de niveau ministériel. Ma mère avait une éducation religieuse, chez les sœurs, avec des petits gants blancs : bref, une famille tout ce qu’il y a de plus conformiste, un peu trop sans doute pour son propre bien.

    C’est sur ces entrefaites que surgit du fond de la nuit mon futur père, Pierre Roche, issu pour sa part d’un milieu très modeste — ce qui lui foutait copieusement les boules. À cette époque, mon père faisait déjà partie de ces gens qui sont littéralement possédés par une volonté de domination du monde.

    C’est une pathologie que l’on retrouve chez les individus les plus divers. On connaît surtout les noms de ceux qui ont réussi : Napoléon était possédé par ce démon ; dans un autre secteur, Bill Gates en est un exemple que l’on cite souvent ; et vous devez tous avoir à l’esprit le cas le plus récent, celui de Nicolas Sarkozy.

    On connaît surtout ceux qui ont réussi, et papa était très mal parti puisqu’il n’avait pas les moyens de cette ambition dévorante. Il venait de tripler sa deuxième année de droit, ce qui peut arriver à des gens très bien mais des gens très bien qui par la suite ne se retrouvent pas magistrats haut gradés. Il était donc à l’affût, à la recherche d’une liane qui lui permettrait de s’envoler vers des cimes plus clémentes. Et il avait repéré du coin de l’œil ma mère, jeune et jolie bourgeoise en laquelle il voyait une sorte de marchepied vers un avenir meilleur.

    Le péché originel se déroule non au jardin d’Éden mais à la plage, comme vous le signale cette ambiance nautique qui constitue votre budget effets spéciaux ! Sur cette plage, ma mère est en train de se baigner, ne se doutant de rien, et ne voyant pas foncer vers elle à vive allure une paire d’yeux luisants de convoitise : papa, qui passe à l’abordage sur l’air de : « Brrr, l’eau est froide ! »

    Il existe des phrases comme ça, d’apparence anodine, qui font basculer en enfer sans qu’on ait rien vu venir. L’eau est froide, et on drague de façon un peu pataude. Mais ils sont à la mer, ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont libres, le courant passe, et passe d’autant mieux qu’ils sont tous les deux plongés dans l’eau salée et que c’est un excellent conducteur. Simplement, ce jour-là, ma mère ne se doutait pas que son électrisation authentique ne tarderait pas à virer à l’électrocution. Ils se fiancent.

    Mon grand-père maternel a alors l’idée lumineuse de prendre en main la trajectoire du futur gendre. Il dégaine son carnet d’adresses et lui dit : « Puisque vous êtes étudiant en droit, faites donc magistrat. J’ai des relations qui peuvent vous pistonner dans cette voie, et comme ça au moins vous aurez le pouvoir. » Prédiction qui s’est révélée tragiquement exacte. Il n’eut pas besoin de le supplier. Papa était trop heureux de saisir cette aubaine inespérée.

    Cela nous amène à la méthode pour entrer dans la magistrature. S’il y a des étudiants en droit dans la salle, qu’ils en fassent leur profit. Ce n’est pas du tout la peine de passer des années à tourner des pages dans des bibliothèques poussiéreuses — d’abord parce que, la loi, ce sont les juges qui la font, et pas du tout dans ces bouquins.

    Quand les juges ont décidé de la « solution » qu’ils entendent donner à un litige qui leur est soumis, il va leur suffire de piocher dans les conclusions de l’avocat qu’ils ont choisi d’avantager les quelques articles de loi qui ont l’air de justifier leur jugement en droit, quelles qu’en soient les véritables motivations derrière.

    De toute manière, chacun des belligérants aura payé des honoraires d’avocat, qui aura fait quelques recherches, et il y a tellement de lois qui disent tout et leur contraire que chacun aura trouvé quelques arguments qui vont dans le sens de son client. Le juge n’a alors plus qu’à piocher pour dire : « Voyez qu’il n’y a pas lieu à application de tel article, alors que, comme le dit maître Trouffu — bravo, son client a raison ! —, les conditions d’application de l’article de l’autre loi sont parfaitement réunies. »

    Il n’est donc pas nécessaire de s’ensevelir sous les codes, alors qu’il suffit de truquer le concours d’entrée de l’École nationale de la magistrature : l’ENM. C’est l’équivalent pour les milieux judiciaires de ce qu’est l’Ena pour l’administration. La dernière chose que papa a faite tout seul, ça a été de passer sa licence en droit. Il faut dire qu’il a mis les bouchées doubles, il était particulièrement motivé par l’opportunité de devenir magistrat qui se présentait à lui.

    Mais, à partir du moment où il a eu sa licence en poche, obtenue tout seul — il faut lui rendre justice sur ce point ! —, sa carrière a été mise en pilote automatique. C’est d’ailleurs une carrière fulgurante : quand il y avait une promotion, elle était pourvue par préférence, il avait priorité pour s’engouffrer dans l’ascenseur qui menait au grade suivant, et il a parfois même sauté des cases.

    Cette carrière fulgurante a été fabriquée de a jusqu’à z de toutes pièces, par des relations de mon grand-père maternel. Ces relations, j’en parle, mais vous voulez peut-être des noms ! Les voici : Tourin, Savary et Temple. Ce sont ceux qui sont intervenus à titre principal mais il y en a eu d’autres. Je vais brièvement les resituer, puisque ce sont des gens qui étaient importants il y a plusieurs décennies et on les a peut-être oubliés.

    Au moment où papa est devenu magistrat, Tourin était conseiller juridique de l’Élysée et aussi magistrat très haut gradé à la Cour de cassation : il avait un pied dans ces deux hémisphères. Alain Savary était un ministre qui a eu divers portefeuilles ministériels et a terminé par l’Éducation nationale, qui a eu sa peau. Il faut toujours se méfier de l’Éducation nationale dans une carrière politique !

    Emmanuel Temple était aussi une pointure politique de l’époque, qui a même été garde des Sceaux. Comme nous n’aurons pas le temps de les disséquer tous les trois, je vais vous détailler Tourin, qui est celui qui a le plus servi à la mise sur orbite initiale de papa. Les autres sont intervenus dans la suite de sa carrière.

    Tourin avait un ami commun avec mon grand-père maternel et avait une résidence secondaire dans le Sud, du côté de Béziers, où était basée ma famille. C’est dans cette résidence secondaire qu’un beau jour mon grand-père et ma grand-mère ont débarqué, prétendument pour lui présenter le jeune couple, mais le vrai but de la visite était de lui demander si papa ne pourrait pas bénéficier d’un « parrainage ».

    Dans ce genre d’atmosphère feutrée, on n’emploie pas de vilains mots tels que « piston », qui ne conviennent pas entre gens de bonne compagnie. « Parrainage » reçu cinq sur cinq par Tourin, qui a l’habitude de ce genre de langage. Il est d’ailleurs lui-même intéressé par la possibilité de parrainer. Comme tous les vieux matous du pouvoir, il aime bien caser ses pions pour le jour où il se retrouvera à la retraite et où il sera privé de son cher pouvoir et ne sera plus rien, et il pourrait lui-même avoir besoin d’un retour d’ascenseur, soit pour lui soit pour sa famille.

    Tourin accepte. Par pudeur, on envoie le jeune couple faire une balade dans la campagne environnante pendant que Tourin indique à mes grands-parents ce qu’il souhaite comme contrepartie. Il s’agissait d’un téléviseur couleur grand écran pour la résidence secondaire, qui n’en était pas encore équipée… À l’époque, cela coûtait un prix fou. La facture a été envoyée à mon grand-père, qui en la réglant a acheté le ticket d’entrée de mon père à l’ENM, où il poursuit encore un peu ses études.

    Pendant les études qu’on y suit, on a déjà la qualité de juge. Le problème avec cette école, c’est qu’il ne suffit pas d’y entrer, il faut aussi en sortir. Si on ne commence pas sa carrière par un premier poste stratégique, tremplin de lancement pour la suite, on risque fort de passer toute sa vie petit juge au fin fond de la cambrousse avec peu de perspectives d’évolution.

    Nouvelle intervention de Tourin, qui à ce moment-là était en pleine construction d’une villa, sans doute une résidence tertiaire. Ladite villa avait besoin d’une cuisine tout équipée… Celle-ci a de nouveau été financée par mon grand-père, qui en a eu pour son argent, puisque c’était une cuisine magique. Elle a eu la vertu de faire remonter papa — qui pataugeait dans les bas-fonds du classement de sortie — à la vingt-sixième place.

    Cette place a été calculée pour ne pas éveiller les soupçons — même quand on est pistonné, il faut rester discret ; si on l’avait placé dans le top 10, certains auraient pu s’en apercevoir… Elle permettait de faire illusion sur le plan de la discrétion, mais elle était suffisante pour lui permettre de démarrer sa carrière directement comme substitut du procureur à Toulouse.

    Papa devrait être aux anges mais ma mère ne tarde pas à remarquer chez lui, comme chez un certain nombre de ses camarades de promotion, la manifestation d’effets psychologiques altérant le comportement : le vernis se craquelle, le masque tombe.

    Je ne sais pas exactement ce qu’on leur raconte à l’ENM, mais le fait est que des individus qui y entrent a priori normaux en sortent avec l’esprit complétement reformaté et investis du sentiment qu’ils sont des sortes de demi-dieux descendus sur terre pour répandre leur justice quasi divine sur le bon peuple des simples mortels, sans jamais avoir de comptes à rendre à personne et en ayant l’ ?? 21.45.

    Déjà, quand vous prenez un brave type, que vous lui donnez un flingue et une carte de flic, il devient complétement dingue et se prend pour Starsky et Hutch réunis, alors je vous laisse imaginer les effets dévastateurs que peuvent donner tous les pouvoirs sans aucune responsabilité : c’est la définition de la tyrannie. Si le  pouvoir rend fou, le pouvoir absolu conféré par ce vêtement rend absolument fou. C’est ce qui amène papa, qui a revêtu cette robe, qui a été possédé par ce vêtement, à devenir totalement odieux.

    Il a d’abord été odieux dans la sphère privée, que j’évacue aussitôt puisque je n’ai pas à entrer dans ces considérations sur la scène publique. Ce qui va intéresser bien davantage le citoyen qui est présent ce soir en chacun d’entre vous, ce sont les effets dévastateurs que peut avoir l’état d’esprit délétère des membres de la corporation dans l’exercice de leurs fonctions au quotidien. Je vais passer rapidement sur des aspects un peu folkloriques mais qui font partie du sujet. Il faut les aborder.

    En onze années, notre mère, en tant que femme de magistrat, n’a pas tardé à découvrir tout un petit univers de merde… à l’atmosphère scrogneugneu-pipi-caca où viennent se réfugier des frustrés de tout poil qui se faisaient baffer dans la cour de récré et qui maintenant, protégés par leur robe, ont une revanche à prendre sur la société des gens normaux.

    L’atmosphère est extrêmement sectaire, entretenue par le jargon dont je vous parlais, mais aussi par l’habitude qu’ont ces gens de se marier entre eux — ce que l’on doit appeler la « reproduction des élites ». Et ils se montent le bourrichon. Vous pouvez imaginer le dialogue avant qu’ils n’aillent se coucher : « Chérie, tu as vu au Journal officiel la réforme de l’article 40-12 ? — Oh, toi, arrête, tu me mets dans tous mes états ! » On n’y trouve pas que des couples, on peut y trouver aussi tout un contingent de vieilles filles en extase ??23.45, dont certaines sont juges aux affaires familiales. Autant demander à un eunuque de juger les enfants des autres.

    Bref, c’est toute une atmosphère assez malsaine qui fait ressortir ce qu’il y a de pire chez l’être humain, et dont le sérieux affiché — la robe est là pour ça, le décorum aussi, tout cela à nos frais — ne sert qu’à dissimuler les pantalonnades les plus pathétiques. Je pense par exemple à cette habitude qu’ont certains juges, dès les premières chaleurs, de siéger nus sous leur robe avec les courants d’air qui font guili-guili dessous. Mon père a rigolé comme un bossu en apprenant cela.

    Je pense aussi à ce collègue de mon père qui avait l’habitude de se curer le nez en audience — ma mère avait assisté à une séance où ça se produisait — et de bouffer sa production devant des justiciables qui avaient bien compris qu’il fallait faire celui qui n’avait rien vu si on ne voulait pas se faire coller un outrage. Ce type-là n’arrive toutefois pas à la cheville d’un magistrat d’Agen dont le kiff constituait à se masturber pendant les plaidoiries des avocats : leurs effets de manches avaient visiblement le don de l’exciter.

    Dans le même genre, un magistrat de Grenoble avait un hobby consistant à prendre des photos de stagiaires mineurs à poil dans les décors offerts par le tribunal. Pour en terminer avec cette énumération, le « pompon » revient au substitut du procureur de Bayonne. Ce type a été envoyé — tous frais payés — à un colloque en Allemagne, sur la moralisation de sa profession. Il s’est débrouillé pour subtiliser la carte de crédit d’une consœur étrangère et l’a utilisée aussitôt pour s’envoyer des putes au bordel du coin. La conclusion tombe d’elle-même : si le bon roi Saint Louis avait coutume de rendre la justice sous un chêne, la justice de nos jours est rendue par des glands.

    Mais il y a pis. Papa était — hélas — un magistrat corrompu. Je ne juge pas — pas question de tomber dans ce travers paternel, je crois que chez nous on n’a que trop jugé ! on ne recommencera plus ! Je me borne à constater tristement les faits, et à appeler les choses par leur nom. J’ajoute à sa décharge que mon père n’a strictement rien inventé en matière de corruption et qu’il n’a fait que se conformer, se mettre au diapason, du système généralisé de corruption de la magistrature française qui était déjà en place à son arrivée.

    Vous savez ce que c’est : parfois, on rend des jugements ; d’autres fois, des services. Des services, d’abord en début de carrière, contre des petits cadeaux qui entretiennent l’amitié. Après, quand on a compris le truc, on exige plutôt des enveloppes, qui sont tellement plus commodes puisqu’elles permettent de s’acheter ce qu’on veut. Puis, la justice est une si belle chose qu’on ne saurait la payer trop cher !

    Qui dit enveloppes dit tractations, et qui dit tractations dit repas chez le procureur. Dès le premier poste de papa, quand maman et lui sont arrivés à Toulouse, ils ont été aussitôt invités par le premier supérieur de sa carrière. Les deux s’imaginent que c’est encore un effet du piston, qui fait qu’ils ne sont pas plus tôt arrivés que le supérieur veut déjà leur faire des pamplines ??27.11.

    Mais pas du tout : ils se sont retrouvés à un repas où étaient présents un certain nombre d’autres magistrats de la même juridiction, quelques avocats et quelques huiles locales, avec épouse ou compagne pour ceux qui en étaient munis, et l’on a passé la soirée à discuter le bout de gras le plus bas, sur comment papa allait truquer le procès du lendemain pour arranger le coup à un type qui devait passer devant lui au pénal. Maman fut un témoin muet de la scène. Le marché lui fut mis en main ce soir-là et fut accepté cette fois-là, et toutes les autres, puisque ce n’était que la première d’une longue série, et chaque fois pour des dossiers où l’on peut dire que la justice cesse d’être aveugle pour devenir carrément louche.

    Pour illustrer le propos, qui peut vous paraître abstrait, je vais vous raconter mon exemple « préféré », qui n’est qu’un exemple entre mille dossiers arrangés ou dérangés — question de point de vue — par papa. C’est l’exemple qui m’a le plus choqué, déjà parce que c’est un cas double et parce que c’est un cas de double mort d’homme. Dans une clinique des environs de Toulouse, on avait abandonné un pauvre homme, par pure négligence, sous le rayonnement d’une machine si longtemps qu’il en était mort.

    La veille du procès avait eu lieu un repas chez le supérieur de papa, où était présent le directeur de la clinique incriminée et auquel il fallait arranger le coup. Le gros gag de la soirée, qui a bien fait marrer tout le monde, c’est qu’on avait retrouvé ce pauvre homme grillé comme un poulet. Rebelote quelque temps plus tard avec le même directeur de clinique, qui n’était pas encouragé à renforcer la sécurité dans son établissement, puisqu’on lui arrangeait chaque fois le coup !

    Cette fois-ci, il était flanqué de son anesthésiste, et cela concernait le cas d’un petit enfant qui était entré dans cette clinique pour une otite et qui, une fois dans les engrenages médicaux, en était ressorti les pieds devant, à la suite d’une anesthésie que l’on pourrait qualifier de définitive. Là encore, papa a arrangé le coup.

    Et, ce qui a le plus fait tomber notre honneur à la renverse, c’est que, lors de ce deuxième repas, la femme du supérieur de papa a passé la soirée à pérorer : « Si vous saviez par qui vous êtes jugés ! » Humour judiciaire. Si vous saviez par qui vous êtes jugés : chiche ?… Maintenant, vous le savez : vous êtes jugés par des tribunaux de loups, qui se partagent les peaux des agneaux la veille du procès.

    Maman a tenu onze ans à ce régime, parce que chez nous on ne divorçait pas ; le divorce n’était pas un choix possible, pour des raisons religieuses et sociales : le qu’en-dira-t-on. Mais au bout de onze ans de ce régime, cela devenant invivable, elle s’est enfin décidée à divorcer. À ce moment-là aucun avocat ne voulait s’en occuper, tous les avocats lui ont claqué la porte au nez, en lui disant « c’est si délicat de divorcer d’un magistrat »… et ils vont se retrouver avec un magistrat à dos.

    Pour que le divorce redevienne une possibilité, il a de nouveau fallu faire appel à un vieil ami de mon grand-père, en la personne de maître Edmond Hadjez ??30.25, qui est l’ancien bâtonnier d’Alger, qui avait fait campagne pour Mitterrand et qui avait le bras extrêmement long.

    Quand Edmond s’en est mêlé, le divorce a été plié en quelques mois. Ce divorce aurait pu être un électrochoc, réveillant papa en sursaut de ce comportement, réveillant le docteur Jekyll dans le corps de Hyde. Il n’en a rien été. Cela aurait pu être un carrefour lui permettant de faire un retour sur lui-même et d’arrêter les dégâts tant qu’il en était encore temps — et il en était encore temps à cette époque. Mais pas du tout, il a continué par la suite, et il a continué à descendre les marches d’un escalier qui le menait tout droit en enfer.

    Le jugement dernier

    La pente de papa me fait toujours penser à un verset de la Bible qui dit : « Ne juge pas, et tu ne seras point jugé. » Il est vrai que mon père, à l’instar d’un paquet de ses collègues du reste, a passé sa vie à juger son prochain alors qu’il n’était clairement pas en état de distribuer des leçons de morale, pas même à des criminels — qui au moins ont un code d’honneur.

    Quand l’on tire trop sur la corde de l’iniquité — et c’est ce que le système judiciaire continue à faire à l’heure actuelle ; notre système judiciaire aux abois se cabre sur les vestiges de son pouvoir ! —, cela revient à cracher en l’air pour que ça vous retombe dessus… Et au bout du compte, ce qui ressort, c’est que papa se sera décidément donné un mal fou pour causer lui-même sa petite apocalypse personnelle. Qu’on en juge.

    À l’été 2002, vingt ans après le divorce, papa est à cinq ans de la retraite, dans la dernière ligne droite de sa carrière, lorsqu’il commet une extravagance totalement imprévisible. Il ??32.30 venait de recevoir un coup de fil bizarre, dont le contenu était exactement [halètements] : une voix masculine refusant de s’identifier et qui pourrait bien être le mari cocu vindicatif de la maîtresse de papa.

    Papa avait une maîtresse, qui était une ancienne jurée qu’il avait rencontrée à un procès d’assises où il officiait lui-même au pénal… Cela non plus ne doit pas vous étonner, papa ne savait pas faire une saine séparation entre vie personnelle et vie professionnelle. Mari cocu ou non, toujours est-il que ce corbeau nous apprend la parution sur internet de photos pornographiques de la deuxième femme de papa — j’insiste sur le fait qu’il s’agit de sa deuxième femme, à ne pas confondre avec ma mère ! qui est la première. Ces photos sont accompagnées de la révélation du passé de prostituée de cette femme.

    Je sens poindre chez vous une question parfaitement légitime : comment un magistrat haut gradé peut-il se retrouver marié à une prostituée ? C’est très simple : il y a bien des années de cela, à une époque où il était encore marié avec ma mère, papa est devenu le client de cette femme qui, pour arrondir ses fins de mois, allait racoler au bar du palais. Cela se passait à Draguignan, lors de son affectation draguignanaise. Le bar du palais est riche, c’est un terrain de chasse où on peut trouver des avocats, des magistrats, ce genre de poissons.

    Un peu plus loin dans le temps, quand ma mère a dégagé la piste par le divorce, cette femme a vu la place libre et a vu qu’elle avait une occasion royale de se reconvertir en femme de magistrat, en se faisant épouser de force, sur un chantage à la photo porno, puisqu’elle s’était ménagé toute une ribambelle de photos immortalisant les exploits de mon père lors de folles soirées orgiaques auxquelles ils se rendaient tous les deux, dans des établissements spécialisés de la côte, à une époque où mon père n’imaginait pas qu’il pourrait un jour passer du statut de client à celui de mari. Voilà donc que vingt ans après paraissent ces sites, sur elle exclusivement : mon père n’est pas sur les photos.

    En rassemblant un certain nombre de pièces du puzzle, nous avons pu établir qu’ils ont en fait été commis par un tiers, mais sur ordre de papa — c’est d’ailleurs lui qui a fourni les photos et les composantes qui sont sur les sites, et lui seul pouvait réunir ces différents éléments. Il a commandité ces sites parce qu’il s’est imaginé un plan machiavélique pour casser le chantage par lequel cette femme le tenait depuis tout ce temps et pour se débarrasser enfin du colis encombrant, par un divorce pour faute, donc par ses torts exclusifs à elle : donc sans pension alimentaire à payer, d’autant qu’il avait promis le mariage à sa maîtresse, la jurée d’assises.

    Problème… En s’imaginant que l’internet — très à la mode à l’époque — était une sorte de baguette magique à sa botte, papa, beaucoup trop sûr de lui, a commis l’erreur de s’aventurer sur un territoire où pour la première fois il ne maîtrisait rien. Ces photos ont échappé à son contrôle, elles se sont répandues de manière un peu virale sur le Web, colportées par tous ces moyens de communication, si bien qu’elles ont même fini par atterrir dans les pages de la presse papier, notamment France-Soir.

    Elles ont également atterri dans le magazine trash Entrevue : le n123 d’Entrevue présente en couverture Diana de « l’Île de la tentation », et à l’intérieur se trouve un dossier sur l’internet trash, dans lequel la seconde femme de papa vole la vedette en gros plan et en technicolor — et rien n’est dans le suggestif, tout est en évidence ! — à des petites vignettes qui sont à côté sur la vidéo cochonne de Pamela Anderson et de quelques autres célébrités américaines. Là, papa a pris peur.

    À partir de ces parutions, sa ligne téléphonique est assiégée par des journalistes de tous types de médias confondus, et il se voit aussitôt traduit devant le Conseil supérieur de la magistrature pour une mise à la retraite d’office. Là, pour sauver son fauteuil, pour sauver son cher pouvoir à tout prix, papa joue le tout pour le tout et, se repliant sur ses vieux réflexes de maître-chanteur, décide de faire chanter son monde, et surtout de faire chanter les mauvaises personnes, attirant par là même sur lui des attentions qu’il aurait été fondé à redouter.

    Il s’est livré à un double chantage. Premier volet de ce chantage : papa a menacé la chancellerie — le petit nom que les magistrats donnent à leur ministère dans l’intimité — de commettre des extravagances qui n’auraient pas été réparables par la suite, investi de son crédit de magistrat, et, surtout, avec tous les biscuits de route ??37.05 qu’il avait sous le coude.

    Il faut vous dire que autant mon père n’était pas quelqu'un qui savait tout sur tous, autant, avec la détestable habitude qui était la sienne de tremper dans tous les coups pourris qui passaient à sa portée, c’était quand même un homme qui savait beaucoup trop de choses sur beaucoup trop de monde, d’autant que c’était un virtuose de la photocopieuse.

    Maman l’a vu faire pendant onze ans, il a dû continuer après : chaque fois qu’il trempait dans un dossier qui l’arrangeait, il prenait soin de faire sa petite sélection de pièces et de se ménager des photocopies des pièces charnières, qui lui permettraient plus tard d’exiger — éventuellement de manière hostile — des retours d’ascenseur de la part des gens qui avaient eu le tort de s’endetter auprès de lui.

    C’est un peu comme un pacte avec le diable : il vous accorde votre vœu et en échange vous lui appartenez. Papa se ménageait ces papiers dans cette optique. Il se retrouvait un peu dans la position du dragon sur son tas de dossiers compromettants : « Venez me chercher ! »

    Ce tas de dossiers compromettants lui a permis d’obtenir de Dominique Perben, garde des Sceaux à l’époque, qu’il lui fasse donner par son directeur des services judiciaires des garanties écrites d’impunité, tant sur le plan disciplinaire que pénal. Papa ne s’est pas contenté de vagues promesses au téléphone, il réclamait un écrit pour se calmer, pour pouvoir s’en prévaloir par la suite.

    La chancellerie lui a donné quitus par écrit, de la part du ministre et en son nom. J’ai vu le papier et je peux prouver à la fois son existence et son contenu. Vous vous demandez peut-être ce qui pousse Dominique Perben à se compromettre de la sorte et à aller voler au secours du moins défendable des magistrats, qui se retrouve pris dans une sordide affaire de mœurs.

    C’est parce que le nom de Perben serait cité dans le dossier Alègre s’il n’en avait pas été censuré par un trucage d’un juge d’instruction toulousain. Dans cette affaire à épisodes, à un moment, il y a eu une confrontation, dans le cabinet d’un des juges qui s’en occupaient, entre le serial killer Patrice Alègre et  l’une des deux prostituées qui ont été accusées dans cette affaire. À l’évocation d’un souvenir commun aux deux concernant Dominique Perben, le juge d’instruction a interdit à sa greffière de noter : c’est un passage qui a été entièrement censuré.

    Cela s’appelle du caviardage de procès-verbal, c’est un faux en écriture publique et c’est passible de prison. Voilà une faveur dont n’a pas bénéficié Baudis et dont a bénéficié Perben. S’il n’est pas dans le dossier, c’est simplement parce qu’il en a été tronçonné. Perben ne s’est d’ailleurs pas gêné à plusieurs reprises pour intervenir dans une affaire en cours — après, on ira parler de séparation des pouvoirs…

    Il est intervenu dans cette affaire Alègre toujours dans le sens de l’étouffement — faut-il s’en étonner puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Il n’y a pas que Perben dans la vie — encore heureux, me direz-vous…

    Deuxième volet du chantage : papa a débarqué un week-end à Toulouse chez un autre politicard de premier plan qui est un vieil ami à lui et qui appartient, de même que Perben, au clan chiraquien. Ce type s’appelle ***. Quand on dit son nom, il est tellement honteux qu’on ne peut pas le prononcer sans avoir tout de suite un procès aux fesses, mais je suis sûr que vous l’avez reconnu.

    Vous connaissez d’ailleurs tous son morceau de bravoure, qui consiste à s’inviter, de lui-même, au pied levé au vingt heures de TF1, pour venir y déverser trois bons litres de sueur — ce soir-là, il était poisseux, je crois qu’on n’a jamais rien vu d’aussi dégoulinant à la télévision française — pour venir y gémir avec sa gueule de boy-scout et glissé dans son costard-cravate que : « Non, non ! il ne faut surtout pas croire les mauvaises langues » qui prétendent qu’il aurait participé à des partouzes meurtrières. C’est la même tactique que celle du petit enfant, par exemple, qui se jetterait sur ses parents sitôt qu’ils sont rentrés à la maison pour leur assurer que ce n’est pas lui qui a piqué dans le pot de confiture.

    Papa débarque donc chez Baudis — oups, je l’ai dit ! — pour se livrer sur lui à d’amicales pressions — papa avait un sens aigu de l’euphémisme après toutes ces années dans l’univers judiciaire — pour que Baudis s’assure que les photos porno de sa seconde femme ne sortent jamais dans les médias audiovisuels, sous peine de représailles. Cette affaire de fesses sur internet est une affaire grotesque, qui n’est que l’arbre qui cache la forêt, mais c’est ce qui nous mène dans l’affaire Alègre.

    À ce moment-là, Baudis est le président du CSA, c’est donc un peu le patron de l’audiovisuel français, l’équivalent moderne du grand inquisiteur en matière de censure pour ce qui est des métiers audiovisuels. C’est lui qui tape sur les doigts quand quelque chose ne va pas. Il est craint, il a un pouvoir de répression sur l’ensemble des chaînes de télé et de radio.

    Je ne sais pas comment Baudis s’y prend, je ne sais pas non plus comment il peut s’inviter quand il veut au journal de TF1. Qu’il décroche son téléphone ou qu’il s’y prenne autrement, toujours est-il que c’est ce qui fut fait : le chantage de papa a été couronné de succès. Alors que la presse papier a relayé l’information — on a un press book papier assez épais —, les médias audiovisuels n’en ont pipé mot : ni télé ni radio, alors que j’ai les noms d’un paquet de journalistes télé et radio qui se sont trouvés à harceler papa au téléphone à cette époque. Ils étaient donc intéressés, quelles qu’aient été leurs raisons.

    Dans un premier temps, papa se dit : « Ouf, sauvé ! J’ai bien failli jouer l’arroseur arrosé, mais finalement en manipulant les bons leviers j’ai réussi à sauver ma place. » Il avait allumé un pétard mouillé qui risquait de lui exploser à la figure mais il avait réussi à juguler les choses à temps. Puis, il s’est rendu compte que le chantage était une arme à double tranchant, qui lui a certes permis dans un premier temps d’obtenir des interventions qui n’étaient normalement pas obtenables, mais qui risquait fort dans un deuxième temps de se retourner contre celui qui avait osé la manier.

    Mettez-vous à la place des autres : ils se retrouvent avec un chaotique dans la nature qui menace de tous les balancer à cause de sa petite affaire grotesque de fesses sur internet. Dans un premier temps, les mains en l’air, ils ont donc fait tout ce qu’il leur a demandé : il fallait le calmer avant qu’il ne commette l’irréparable. C’était pour mieux le zigouiller dans un deuxième temps, quand la poussière serait retombée et que les choses se seraient tassées, et surtout quand il attirerait moins l’attention par ses extravagances. Il était sous le projecteur, bien malgré lui, et n’était bien entendu pas zigouillable.

    À un moment, papa se rend compte que le sens du vent a changé, et que cet enchaînement de manœuvres désordonnées revenait en fin de compte à se tracer une grosse cible sur le visage — ce que je fais peut-être aussi en vous révélant tout cela. Simplement, moi, je le fais consciemment, alors que papa se maudissait de ne pas s’être tranquillement laissé mettre à la retraite d’office.

    Il n’a pensé qu’à sauver sa place et n’a pas vu plus loin que le bout de son nez. S’il s’était tranquillement laissé mettre à la retraite d’office, il coulerait aujourd’hui encore des jours paisibles, avec une confortable retraite de magistrat. Ma sœur et moi ne serions pas dans ce maelstrom et ne nous douterions de rien à propos de son implication dans l’affaire Alègre.

    Peut-être même que nous nous imaginerions que cette affaire est une sorte de canular, comme l’ont hululé tous les médias dès lors qu’elle a été reprise en main. Certes, c’est un dossier qu’on a transformé en plat de spaghettis indémêlables pour que ça tourne ??44.45, mais c’est cependant un dossier derrière lequel il y a beaucoup plus de vérités que ce qu’on a bien voulu nous en dire.

    Papa se sent donc terriblement menacé, par une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête, de telle sorte que chez lui il a déplacé son bureau à la cave, parce qu’il avait peur de se faire shooter par la fenêtre. Shooter parce que mon père avait du vocabulaire de voyou, et vous verrez ensuite que les gens qui sont des deux côtés de la loi se fréquentent beaucoup.

    C’est dans ces circonstances, alors qu’il se trouve brusquement au bord du gouffre et que le sol commençait à se dérober sous ses pieds, que papa, qui avait l’habitude de toujours tout maîtriser et qui pour la première fois de sa vie ne contrôlait plus du tout sa trajectoire, se remanifeste brutalement dans ma chambre d’étudiant à Toulouse.

    Toulouse est un véritable nœud dans cette affaire, c’est vraiment la ville où tout se noue. C’est déjà la ville où papa a fait ses études et son service militaire. C’est la ville où il a eu son premier poste et fait ses premiers pas en trucage de procès. C’est la ville où il a fait chanter Baudis chez lui, après avoir appartenu à la même secte — je vais vous parler de cette secte dans deux minutes.

    C’est enfin la ville où nous étions nous aussi étudiants, et il redébarque dans nos vies pour nous balancer dans les gencives une confession dont je crois que nous ne nous remettrons jamais. Je vais réordonner les propos de papa, sans rien y ajouter mais simplement en les synthétisant. Papa nous a raconté ces choses en trois séances graduelles, et parfois il avait une diarrhée verbale.

    Papa, pendant des années, a appartenu à la section toulousaine d’un groupement de personnes qui n’est pas limité à Toulouse. Il s’agit d’un groupe secret d’hommes de pouvoir qui appartiennent principalement à sa sphère d’influence. Il nous a mentionné la politique, les médias, la finance, les milieux médicaux et — le terrain de recrutement de choix, selon lui — les milieux judiciaires.

    On trouve donc dans cette assoc des juges — qui, eux, sont tous les bienvenus — et des flics et des gendarmes à partir de certains grades, en dessous desquels on n’est que de la piétaille pas assez sélect pour entrer dans ce club…

    Quelles sont les activités de cette organisation ? Elle consiste justement à organiser des soirées extrêmes — c’est rien de le dire ! — qui sont de deux types. Le premier type, ce sont les soirées que je qualifierais de festives, qui commencent comme des partouzes entre gens de la haute société.

    Puis la nature de la soirée dégénère au fur et à mesure de l’écoulement de la séance, pour inclure du sado-masochisme et de la consommation de stupéfiants, qui sont censés augmenter le plaisir des participants, et aussi modérer la douleur de ceux d’entre eux qui réclament des sévices. En modérant leur douleur, ils vont pouvoir aller plus loin dans l’horrible, dans l’automutilation, dans ces joyeuses tortures qu’ils s’infligent, que sais-je.

    Le bouquet final de la soirée, le clou, c’est quand on traîne dans la pièce des victimes humaines, qui sont issues des couches les plus basses de la société. Elles ont été choisies dans des catégories de population qui sont en rupture de lien social et familial, de sorte que personne ne se souciera de leur disparition et que toute enquête à leur sujet sera plus ou moins vouée à l’échec dès le départ.

    J’ajoute que les membres de ce groupe, par les niveaux d’influence qu’ils ont, sont toujours à même, si certaines affaires menaçaient d’éclater, de les étouffer dans l’œuf, en manipulant les leviers qui sont les leurs dans l’appareil d’État. De toute manière, c’est le réseau, et ce groupe fonctionne de telle façon qu’ils se tiennent tous par la barbichette.

    Quelles sont les catégories de personnes visées ? Papa nous en a dressé une brève typologie. Ce sont des prostituées — parfois mineures —, des clodos : voilà comment un magistrat appelle un sans-domicile-fixe, alors qu’il est techniquement aussi à leur service. Ce qui est peut-être le top du cynisme diabolique, ce sont les familles d’étrangers en situation irrégulière, qui, n’ayant pas d’existence légale sur notre sol, sont en effet des candidats idéals pour disparaître sans laisser de traces.

    Quel est le sort réservé à ces victimes par ce groupe de prédateurs ? Il n’y en a qu’un : il s’agit de leur mise à mort filmée, qui sert de toile de fond à un trafic de cassettes vidéo illégales, dans lesquelles on tue pour de bon de vraies gens, et qui sont vendues sous le manteau, à des prix fous, paraît-il, qui les réservent donc d’emblée à une clientèle fortunée de riches dégénérés amateurs de sensations fortes. Là encore, c’est rien de le dire…

    Dernière précision sur ce point : zigouiller quelqu'un est apparemment rapide, cela ne prend que quelques minutes. Pour qu’il y ait de quoi en faire un film, on fait donc durer le plaisir — si j’ose dire — en soumettant les victimes du jour à toujours la même procédure. Il y a d’ailleurs quelque chose de technocratique là-dedans, je me dis que leur degré d’éducation se voit même dans ce genre de détail.

    Les films racontent tous la même histoire. La caméra tourne, et l’on traîne dans la pièce la victime du moment. Ensuite, elle est successivement humiliée, violée, torturée, mise à mort, et cette mise à mort est la happy end, tant du film que de la soirée qui a servi de cadre à son tournage. Voilà pour le premier type de soirée.

    À côté de cela, vous avez un second type de soirée, beaucoup plus formaliste, tout d’abord parce qu’il y a un calendrier, avec des dates spéciales pour cela. Selon ce calendrier, ces gens se réunissent pour des cérémonies que je n’ose pas appeler « religieuses » — ou alors antireligieuses. Ce sont des cérémonies de type mystico-ésotérique, disons : magiques.

    Ce sont des cérémonies magiques, présidées par un célébrant. Je ne serais pas capable de vous dire s’il s’agit du grand-prêtre, du serpent à plumes ou de je ne sais quelle autre aberration, toujours est-il que selon papa c’est un « célébrant », un célébrant qui sacrifie. Il sacrifie : des animaux, pour le tout-venant, et, pour les grandes occasions, ce sont des sacrifices humains, de proies capturées dans je ne sais quels bas-fonds toulousains.

    Il y a un équivalent local de la communion catholique — la comparaison peut vous paraître audacieuse mais on se raccroche à ce qu’on connaît… —, cela s’appelle la scarification de la tête. En quoi cela consiste-t-il ? On vous entaille le poitrail à l’aide d’un couteau, mais un couteau cérémoniel, qui a été spécialement enchanté — ou désenchanté… — pour cet usage, il ne s’agit surtout pas de faire ça avec le premier canif ou couteau à pain venu ! Avec cette lame, on vous trace, ou on vous grave, dans les couches supérieures de l’épiderme, des sortes de figures géométriques, qui sont censées relier les points névralgiques que l’on aurait sur le corps.

    Quand il m’a parlé de cela, ça m’a tout de suite fait penser à l’acupuncture. Je ne sais pas si ce sont les mêmes points ou non mais il y a peut-être une pensée commune derrière ! Une fois qu’on est muni de la figure, on est censé en ressortir grandi. C’est une sorte de rite de passage, un rituel qui explique peut-être pourquoi dans l’affaire Alègre il y a tellement de cadavres qui ont été incinérés manu militari, à commencer par celui de papa. Je vais vous en parler.

    Ces deux types de soirées se déroulent dans des lieux situés à Toulouse ou en proche banlieue — en tout cas pour la section toulousaine, celle que fréquentait papa —, dans des lieux souterrains qui disposent de salles pour l’usage et l’accueil de ces soirées. Elles sont d’ailleurs spécialement équipées à cet effet : on y trouve de quoi attacher et torturer son monde, tout l’attirail du parfait petit Torquemada. Papa évoquait devant nous des images à vous glacer le sang : il est question de chairs transpercées, de chairs calcinées, et de l’odeur étouffante qui se dégage des brûlures infligées à la cigarette.

    Papa nous a même indiqué la procédure d’initiation d’un nouvel adepte. On repère quelqu'un, qui doit déjà avoir un niveau de pouvoir considérable, ou du moins substantiel, dans l’une des sphères qui sont considérées comme intéressantes. Cela ne suffit pas, il y a un deuxième prérequis : il faut avoir décelé chez le nouveau membre pressenti ce que j’appellerais le ver de la corruption morale, c’est-à-dire une certaine propension à se laisser glisser sur cette planche savonneuse sur laquelle papa s’est laissé embarquer.

    Pour faire court, quelqu'un qui a une réputation de grande intégrité, celui-là, on n’en veut surtout pas, alors que le corrompu ou le pervers feront parfaitement l’affaire.

    Une fois qu’on a trouvé quelqu'un qui est prometteur sur ces deux plans, on l’invite à une première soirée. Le gogo s’imagine qu’il va seulement à une partie fine entre hommes bourges où il va pouvoir mêler l’utile à l’agréable, se faire de nouvelles relations. C’est un peu un dîner de cons mais d’un genre spécial : il est le seul à ne pas savoir pourquoi il vient. Il ne découvre la véritable nature de la soirée qu’au fur et à mesure que ça dégénère sous ses yeux, et là il est trop tard pour faire marche arrière.

    Même s’il recule d’horreur et refuse de rejoindre le groupe, de toute manière, on le tient, il a le doigt dans l’engrenage, ou peut-être plus que le doigt. Quoi qu’il ait fait ou non, il était présent, et des photos et des vidéos ont été faites, dont certaines le représentent, lui, avec des scènes dantesques en arrière-plan. Il n’ira donc jamais répéter à personne ce qu’il a vu.

    Et, s’il refuse de rejoindre le groupe, ce n’est pas grave, ça fera toujours un pion à l’extérieur : si c’est un magistrat ou un flic, par exemple, on le tient, il va pouvoir servir à étouffer des affaires. Peut-être une de plus parmi les cent quatre-vingt-dix meurtres qui ont été maquillés en suicides par police et justice toulousaines. Je vous en reparlerai.

    À ce moment de la discussion, vous vous dites peut-être : qu’est-ce qui amène des gens qui sont censément rationnels, des gens sérieux — ou qui en présentent les apparences — à aller se vautrer dans un tel pandémonium ? Figurez-vous que les activités de cette secte sont sous-tendues par une double philosophie — c’est le terme employé par papa… Le problème est que cela signifie « sagesse », je ne suis donc pas sûr que ce soit adapté. Les nouveaux adeptes sont endoctrinés avec cette double philosophie. De quoi s’agit-il ?

    On leur vend, en quelque sorte, une culture de l’accession à un nouveau niveau de conscience, par la mortification de la chair. Il est question, pour libérer l’esprit, d’éteindre le corps. Pour éteindre le corps, et ce sans mourir, on va le saturer de sensations de plaisir et de douleur — qui sont procurées par ces soirées et, surtout, exaltées par les drogues — jusqu’à ce que les capteurs sensoriels disjonctent. Là, quand vos capteurs sensoriels disjonctent, c’est le nirvana, c’est l’ascension spirituelle… Voilà pour le premier point.

    C’est complété par un second volet, qui, lui, prêche de briser tous les tabous : ce qui les mène de la partouze au meurtre, en passant par le viol. Pourquoi faut-il transgresser ces règles ? Il s’agit de faire sauter des sortes de verrous mentaux que nous aurions dans la tête, et qui sont les limitations qui nous ont été apportées par la civilisation.

    Pour schématiser, dans la Bible, il est marqué : « Tu ne tueras point. » Eux, ils disent : « Comment ça, je ne peux pas tuer ? Tiens, je commets un premier meurtre ! Comme ça, je suis libre de recommencer quand je veux ! » C’est le schéma mental de ce second volet.

    Au bout de ce chemin de transgression, on est censé avoir fait sauter tous les verrous et être devenu une sorte de plus-qu’humain, maître de sa destinée et libre d’absolument tout. Plus exactement : libre d’absolument n’importe quoi. On passe un petit coup de vernis intello en leur racontant que c’est d’inspiration nietzschéenne… Nietzsche doit se retourner dans sa tombe s’il apprend que son nom sert de caution pseudo-intellectuelle à un tel bazar, qui n’est là que comme prétexte à cautionner les pires débordements.

    Le dernier point dont il faut que je vous parle sur cette secte, ce sont ses membres. Papa nous a cité un certain nombre des membres qu’il connaissait : Perben, qui n’est pas cité dans le dossier Alègre et qui devrait l’être ; Baudis, bien sûr ; son vieil ami le magistrat Pierre Bourragué, cité dans le dossier Alègre. Bourragué, on le retrouve d’ailleurs aussi en travers de toutes les procédures qui auraient pu sauver bien des vies en arrêtant Patrice Alègre plus tôt.

    Patrice Alègre, c’était un serial killer vraiment très peu discret, qui laissait derrière lui toute une traînée de cadavres. À plusieurs reprises, on a bien failli le pincer, et chaque fois tout a foiré à cause d’une d’intervention de ce magistrat Marc Bourragué. Tout cela est établi par un rapport qui s’appelle le « rapport Bréard » et qui est tenu au secret à la chancellerie sous la référence 8CP95, pour ceux qui veulent tout savoir.

    Quelques années plus tôt, on trouve ce même Alègre en train de prendre l’apéro chez le même Marc Bourragué. Alègre le serial killer prend l’apéro chez le procureur… Bourragué croit pouvoir se défausser en disant : « Alègre, je ne le connais pas, il m’a été amené par un ami commun. »

    L’ami commun, c’est Gilles Bivi, trafiquant notoire de cocaïne, dont on pourrait se demander s’il n’était pas un des fournisseurs de ces soirées. Et il faudra peut-être qu’on finisse par nous expliquer ce que foutent à prendre l’apéro chez le procureur, le plus amicalement du monde, entre copains et coquins, un trafiquant notoire de cocaïne et le serial killer qui échappe mystérieusement à toutes les investigations grâce aux interventions de ce même procureur.

    Bourragué est quelqu'un qui a aussi été le subalterne immédiat de Jean Kubiec. Jean Kubiec, c’est un magistrat qui n’est pas cité dans le dossier Alègre mais qui devrait l’être. Papa nous l’a mentionné comme membre de la secte. D’ailleurs, c’est une vieille connaissance à lui, un vieux complice, un vieux compagnon de promotion de l’ENM. Ils ont fait leurs études en même temps. Kubiec était présent au mariage de mes parents, et je l’ai moi-même rencontré à plusieurs reprises quand j’étais petit, à l’époque où papa lui donnait du « cher ami » à tire-larigot.

    Un peu plus loin dans sa carrière, Kubiec est retrouvé comme collaborateur immédiat de Jean Volff, autre magistrat cité dans le dossier Alègre. Voilà une première boucle bouclée, et il y en a d’autres. Si vous voulez connaître l’intégralité des protagonistes et des données à leur sujet, il vous suffit de chercher sur internet à l’interview écrite que nous avons donnée ma sœur et moi-même il y a quelque temps et qui est accompagnée de deux pages de schémas parfaitement lumineux sur qui est qui, qui fait quoi, avec toutes les infos sur les lieux, les carrières et les dates.

    Ces deux schémas permettent de comprendre en quoi papa et sa clique sont le chaînon manquant qui permet enfin de saisir la cohérence secrète qu’il y avait entre les quelques bulles qui avaient jusqu’ici crevé la surface des eaux troubles de cette sombre affaire. Je vous ai parlé de l’une des boucles que l’on trouve mais il y en a en effet d’autres.

    Il va être temps pour nous de conclure, et nous allons conclure comme papa l’a fait : par sa mort. Papa serait mort en février 2003. Je dis bien « serait », parce que rien que pour la date de sa mort nous avons trois dates différentes dans trois documents différents. Il serait mort à l’âge de soixante ans, alors qu’il avait eu une vie facile : il n’allait pas à la mine tous les matins, n’avait aucun antécédent cardiaque, n’était pas malade. On ne meurt pas à cet âge-là dans ces conditions. Et, de manière générale, c’est en vain que l’on chercherait quoi que ce soit d’un tant soit peu normal dans ce décès.

    L’acte de décès ne mentionne aucune cause de mort ni l’intervention d’aucun médecin. Ma sœur et moi-même n’avons jamais été prévenus de sa mort, et surtout pas par sa seconde femme, qui s’est bien gardée de nous prévenir. On habitait à vingt kilomètres à l’époque, on est dans l’annuaire, mais nous avons été volontairement tenus à l’écart de ce décès — décès que nous n’avons appris que par commérages. D’ailleurs, même quand on l’a appris, on ne savait pas si c’était vrai : je suis allé vérifier !

    Une fois qu’on l’a appris, il était trop tard pour assister aux obsèques, qui ont eu lieu en toute hâte : c’était du rapide. Il était trop tard aussi pour demander une autopsie, que nous n’aurions pas manqué de demander, surtout après de telles révélations, parce que papa avait été incinéré manu militari, le jour même des obsèques. Je vous disais que c’est du rapide, c’est même de l’express…

    Il a été incinéré contre sa volonté — je pourrais vous détailler en quoi papa était contre. Il a été incinéré derrière notre dos, alors que nous sommes ses seuls parents de sang encore vivants, depuis la mort de son père, en 1998. On est obligé de nous consulter. Et surtout il a été incinéré en totale transgression avec les règles légales et réglementaires qui doivent présider à la crémation d’un corps, et qui sont d’ailleurs justement là pour éviter que l’on ne se serve de ce moyen pour se débarrasser d’un cadavre suspect.

    Ma sœur et moi-même, cela fait des années que nous remuons ciel et terre. Nous n’avons pas ménagé nos efforts, nous avons fait tout et même le reste pour essayer de déterminer, déjà, les causes de la mort de papa. Papa est mort il y a cinq ans : nous ne savons toujours pas de quoi il est mort. À ce jour, la cause du décès reste indéterminée, et indéterminable, malgré toutes sortes de démarches diverses et variées.

    Par exemple, nous avons envoyé à la « veuve » un huissier pour lui faire une sommation interpellative, pour lui poser cette question. Nous envoyons un huissier demander de quoi il est mort, cette information nous est due de plein droit. Elle a refusé de répondre ; face à notre huissier, elle a été saisie de peur panique, elle a tout de suite appelé, devant lui, sous ses yeux, un avocat pénaliste, donc plutôt spécialisé dans les affaires de meurtre, et qu’elle avait prévenu d’avance d’ailleurs. Donc nous n’avons rien su de ce côté-là.

    Nous ne savons toujours rien sur la cause de la mort, malgré notre saisine du garde des Sceaux, qui n’ose pas nous répondre depuis des années, pas plus qu’il n’ose répondre aux quinze parlementaires, députés et sénateurs confondus, qui l’ont saisi de ce dossier.

    Nous ne savons rien malgré trois questions écrites posées au Journal officiel, par trois autres parlementaires, rien malgré trois saisines de deux médiateurs de la République différents, que sont Stasi et Delevoix. Si vous avez un petit problème pour obtenir un papier auprès d’une administration, là, vous pouvez y aller : allez voir le médiateur, mais, ce genre de dossier, pas question de le traiter, et rien, toujours rien, malgré toutes sortes d’autres démarches diverses et variées.

    Face à nous, c’est le mutisme absolu. On ne fait pas même face à un mur, parce qu’un mur nous renverrait la balle, alors, le slash, il n’en est même pas question… C’est l’inertie la plus totale, la force de l’inertie, je ne sais pas si un jour nous saurons de quoi mon père est mort, et en plus ce n’est pas la seule question. C’est une question qui en amène d’autres.

    Papa, quoi qu’il ait fait, c’était quand même mon père, et je n’en avais qu’un. Un père, c’est irremplaçable. Lorsqu’il est venu nous voir ma sœur et moi à Toulouse, son repentir était sincère.

    Je vous présente papa : voilà très exactement ce qui reste de lui. Même ses cendres ont disparu.

    Vous voulez savoir ce qu’il y a derrière toutes ces affaires dont on entend beaucoup parler ces dernières années : Alègre, Dutroux, Fourniret, Chanal, les disparues de l’Yonne, et toutes celles dont on n’entend jamais parler ? Elles suivent toutes le même schéma. Dans un premier temps, la justice couvre et truque.

    Pour prendre l’exemple de l’affaire Alègre, les années Alègre à Toulouse, ce sont cent quatre-vingt-dix meurtres qui ont été maquillés en suicides, par police et justice, et le plus souvent les deux mêmes médecins légistes — qui d’ailleurs n’ont jamais été inquiétés. On retrouve toujours les mêmes. Et à notre époque les gens on ne les assassine plus : ça posait trop de problèmes ; on les suicide, c’est tellement plus simple, on peut classer le dossier tout de suite.

    Puis, un jour, cette accumulation de suicides ne tient plus. Alors il est temps de tous les résoudre d’un seul coup, par la baguette magique du maniaque. Le serial killer, c’est une explication qui est encore plus commode. En plus, c’est à la mode, ça nous vient d’outre-Atlantique, et c’est le lampiste parfait : c’est le dingo qui a tout fait ! Pourquoi ? Parce que c’est un malade, pardi ! Circulez : y a rien à voir. Ne cherchez pas plus loin. N’essayez surtout pas de remonter jusqu’à nos maîtres, qui sont les commanditaires dont les Alègre, Fourniret et consorts ne sont que les exécutants de cinquantième zone, fournisseurs de chair fraîche pour leurs soirées en enfer.

    Ce qu’il y a derrière cette affaire, ce qu’il y a derrière ces affaires, ce sont les protections politiques jusqu’au plus haut niveau de l’État sur la pédophilie et les enlèvements de personnes qu’il y a dans ce pays et bien d’autres. Protections dont continuent d’ailleurs à bénéficier à notre époque une liste de soixante et onze magistrats pédophiles, qui est tenue au secret à la Chancellerie, soixante et onze magistrats pédophiles qui sont sciemment couverts et maintenus en fonctions.

    Je dirais même qu’ils sont d’autant plus couverts et maintenus en fonctions qu’ils sont devenus très utiles. Maintenant qu’on a un dossier sur eux et qu’ils sont sur un siège éjectable, ils vont faire exactement ce que le pouvoir leur dit. Après, allez vous étonner que parmi les magistrats du procès Colonna, qui est un procès éminemment politique, on retrouve le même Marc Bourragué dont je vous parlais tout à l’heure. Peuple, on te trompe !

    En venant nous faire ces révélations, en soulevant le voile de ces réalités terrifiantes, papa, je le crois, n’est pas mort pour rien, et il nous a donné de quoi racheter ses péchés. Ma sœur et moi-même, cela fait des années que nous nous battons pour la vérité, pour la terrible vérité. Nous n’aurons pas de repos tant que nous n’aurons pas fait toute la lumière sur la mort de papa, et sur ce qui se passe réellement dans ce pays. Les magistrats ne veulent pas me rendre justice ; je n’ai qu’une seule chose à leur dire : « Messieurs les juges : abjection, votre HORREUR ! » »

     



  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :